- MÉTAPHYSIQUES (POÈTES)
- MÉTAPHYSIQUES (POÈTES)La poésie «métaphysique» anglaise, contemporaine et proche parente de la poésie que l’on dit baroque sur le Continent, est-elle une école – l’école de Donne –, un style, un ordre esthétique, un mode de sensibilité, un moment de l’histoire littéraire ou une catégorie universelle? Le critique soucieux de précision en définira l’esprit dominant, les formes distinctives, sans rechercher une classification rigide.On peut dire de cette poésie ce que Jean Wahl disait de la philosophie de Heidegger: «Nous [y] sentons à la fois une tendance vers une individualité extrême et une tendance vers une totalité sentie du monde.» Le conceit n’y est pas un simple jeu d’esprit mais le trait d’union fulgurant entre deux ordres de réalité: l’esprit et la matière, le surnaturel et la nature, le divin et l’humain.La poésie métaphysique trouve ses accents les plus émouvants dans l’expression de la perplexité, dans l’angoisse d’une authentique révolution culturelle, dans le clair-obscur d’une transition entre deux mondes, l’un mourant, l’autre s’efforçant de naître.Approximations«Vers le début du XVIIe siècle, apparut une lignée d’écrivains qu’on peut nommer les poètes métaphysiques.» Ce jugement de Samuel Johnson dans sa Vie de Cowley fit la fortune d’un terme ambigu dès l’origine, souvent contesté, mais consacré par l’usage. Le grand critique classique reprochait à Donne et à ses émules de concevoir l’esprit ou wit comme une discordia concors : «une combinaison d’images dissemblables ou la découverte de ressemblances occultes entre des choses apparemment différentes». Mais dès lors que Coleridge définit l’imagination poétique comme «l’équilibre ou la conciliation de qualités contraires ou discordantes», ou que T. S. Eliot déclare l’esprit du poète «sans cesse occupé à amalgamer des données disparates de son existence», ce qui faisait l’artifice ou l’étrangeté de cette poésie devient son privilège et son prestige. La raideur même de la dialectique, jadis signe de froideur, rehausse la passion quand Coleridge, devançant encore la critique moderne, ose louer Donne d’avoir su «tresser en lacs d’amour des tisonniers de fer».Portée par les essais de T. S. Eliot et sa doctrine de la «dissociation de la sensibilité», la vogue de la poésie métaphysique atteint son apogée au XXe siècle, entre les deux guerres. Son influence se conjugue alors avec celle du symbolisme chez Yeats en sa seconde manière, chez les Sitwell, chez Wallace Stevens et nombre de poètes américains. Même au XIXe siècle, après les grands romantiques, il n’est pas de poète novateur et d’accent moderne qui n’ait quelque dette envers les métaphysiques: témoins Robert Browning, Francis Thompson et Gerard Manley Hopkins en Angleterre, Emerson et Emily Dickinson aux États-Unis.Il est toutefois malaisé de donner une définition de la poésie métaphysique qui isole nettement un groupe de poètes au XVIIe siècle. Cependant, si la poésie de Donne est choisie pour exemplaire, le champ se restreint à la poésie lyrique et à ce qu’on peut appeler, en élargissant le sens habituel, la poésie de circonstance, que l’événement soit public ou privé, extérieur ou intérieur, qu’il appelle l’éloge ou la confidence, l’élégie ou l’épître familière. Il s’agit d’œuvres courtes qui, même dans la méditation, ne prennent pas plus d’ampleur que les deux Anniversaires de Donne. Au XVIIe siècle, hormis quelques traits de style superficiels, l’épopée néo-spensérienne ou préclassique, les longs poèmes narratifs ou didactiques, allégoriques ou philosophiques procéderont d’un autre esprit. Et si Donne est l’anti-Spenser, Milton, dont les poèmes de jeunesse eurent des éclats de préciosité métaphysique, se déclare contre les amateurs de pure ingéniosité – our late Fantasticks – et se forge lui-même un idiome insolite en son austère et somptueuse épopée.Peut-on alors, comme certains l’ont suggéré, identifier la poésie métaphysique à la poésie lyrique anglaise de la fin de la Renaissance à la Restauration? Il est vrai que l’on rencontre chez tous les poètes de ce temps des situations, des images, des concetti ou conceits , des cadences qui rappellent John Donne ou Andrew Marvell, George Herbert ou Richard Crashaw. En 1921, l’anthologie de H. Grierson, qui répandit la mode nouvelle, Metaphysical Lyrics and Poems of the Seventeenth Century, Donne to Butler , rassemblait des œuvres de vingt-sept poètes. Le recueil composé par Helen Gardner en 1957, The Metaphysical Poets , en porte le nombre à trente-huit et réunit des élisabéthains, Walter Ralegh et Robert Southwell, le classique Ben Jonson, le correct Edmund Waller, le roué de la Restauration, Rochester, ainsi que tous les « cavaliers », fils de Ben mais sujets du «monarque de l’esprit», Donne: Thomas Carew, John Suckling, Richard Lovelace et la multitude des poètes de cour.Qui se satisfait de ressemblances partielles pour constituer une catégorie littéraire peut offrir de la poésie métaphysique une définition assez floue pour convenir à des auteurs fort divers: poème qui donne d’une expérience vécue une expression intellectuelle; poésie volontiers analytique, souvent abstraite et difficile, mais qui allie la subtilité de la pensée à la simplicité de la langue parlée; poésie fertile en jeux d’esprit dans sa recherche de la surprise et de l’ingéniosité, mais qui se révèle riche de sens et où une imagination authentique se déploie dans le paradoxe et dans l’union des contraires.Il n’en demeure pas moins que ces ressemblances laissent intacte l’intime particularité de l’inspiration chez tous les poètes de quelque originalité. L’importance même de l’expérience vécue et de l’expression personnelle est un trait distinctif de la poésie métaphysique la plus authentique. Jamais encore en Angleterre des poètes lyriques ne s’étaient composé chacun un univers où l’inspiration individuelle ait affirmé si nettement ses prédilections dans les formes d’intuition du temps et de l’espace, le libre jeu de cette imagination de la matière chère à Bachelard ou la quête intérieure d’une certitude, d’une réalité, d’un paradis. Mais cette création reste le privilège des poètes de premier plan.Donne et sa «lignée»Ainsi la poésie de Donne nous jette avec une brusquerie dramatique dans un monde caractérisé par la perception dynamique du présent, la tendance à ramasser la durée dans l’instant, l’intuition concrète de l’éternité dans le temps, la projection des objets en premier plan dans un espace circonscrit. Et de même que ce poète acharné à se connaître est demeuré pour lui-même une énigme, de même l’univers de sa poésie, comparé au cosmos ordonné de Milton, laisse-t-il l’impression d’un monde obscur, sillonné d’éclairs, un monde que traverse la fulguration du conceit ouvrant chaque fois une perspective saisissante mais ne faisant apparaître qu’une correspondance momentanée, l’éclat d’une vérité isolée dans l’ombre de l’universelle incertitude.Donne l’aventurier avait exploré tous les registres, du profane au sacré. Herbert (1593-1633), pasteur de Bemerton, se cantonne en une province et bâtit son Temple de pieuses méditations. Il nous rend le monde des certitudes familières. Carrière, caractère, esprit, tout le sépare du doyen de Saint-Paul. Et son univers, à n’en regarder que les dehors, paraît simple et rustique. Pourtant, il n’est pas de poète qui soit plus proche de Donne par les structures de l’imagination. Sa poésie est aussi poésie de présence. Si le surgissement a moins de soudaineté, c’est que le sentiment de la durée antérieure s’introduit au cœur même du présent. Donne peint les départs et les naissances; Herbert, les retours et les renaissances. Mais l’instant garde son privilège et tout se recueille dans un présent dont la profondeur est l’éternité même: une éternité sensible au cœur. Ce poète, à sa manière, s’applique encore à circonscrire, à contracter l’espace, qu’il compartimente en tiroirs toujours ajustés, en coffrets toujours pleins: monde étroit où l’âme écartelée entre ciel et terre (The Temper ) cherche refuge contre la terreur des distances et néanmoins découvre qu’elle porte en elle le Dieu augustinien interior intimo meo.Tout est solide dans l’univers de Donne et de Herbert; rien ne l’est dans celui de Crashaw (1612-1649) qui prétend n’ajouter au «temple» que d’humbles «marches» (Steps to the Temple , recueil suivi de Carmen Deo nostro ). L’eau, l’air, le feu sont ses éléments. Non pas l’eau lustrale, recherchée par Marvell et par Vaughan, mais, signe d’une secrète envie, le flux de lait, de larmes ou de sang qui s’échappe du sein maternel, des yeux noyés et de la chair blessée. Ce monde liquide n’emprunte au feu que son éclat, à l’air sa légèreté; le métal, comme la neige, y est toujours en fonte. La substance même des choses est incertaine en ce monde précaire où règne la transsubstantiation, où tout tremble au bord de la métaphore ou de l’évanouissement. En un tel univers, le temps même est à la fois surgissement perpétuel et perpétuelle annonce de son abolition; l’élan accéléré d’une mélodie ou d’une sensation vers leur apogée, qui est leur expiration; une même précipitation de la musique vers le silence, de la jouissance vers la mort.Si l’on ajoute que l’inspiration de Crashaw est liturgique et que la liturgie est catholique, il est évident qu’il est par excellence le poète baroque anglais, isolé par ces traits mêmes dans la lignée de Donne. Mais son imagination portait en elle ce baroquisme avant qu’il eût quitté l’Église d’Angleterre pour l’Église de Rome.Baroque, Marvell l’est aussi à la manière de Crashaw sur le thème des yeux et des larmes («Eyes and Tears»), à la manière de Saint-Amant dans ses œuvres de veine pastorale. Mais il a ses moments métaphysiques, et le chatoiement de son monde translucide et précieux est défini ailleurs.Dans la pléiade des poètes métaphysiques, négligeons Cowley (1618-1667), étoile de première grandeur en son temps, mais aujourd’hui astre éteint. Son inspiration est artificielle. Ses feux d’artifice de concetti n’éclairent que le néant de la pensée, l’absence de la passion. Il mérite de survivre par ses poèmes d’inspiration horatienne. Sa pente naturelle, masquée par la mode et l’imitation, l’eût conduit au néo-classicisme.Ainsi donc, si l’appartenance à la lignée de Donne repose, critère paradoxal, sur l’affirmation à travers la création poétique d’une vision individuelle et originale, Cowley et les autres «fantastiques», Cleveland ou Benlowes, ne sauraient s’en réclamer quand ils contrefont certains procédés purement rhétoriques. Des poètes d’un style moins tourmenté, Vaughan et Traherne, ont des titres plus authentiques. Mais, une fois encore, les structures de l’imagination sont fort différentes.Émule des poètes cavaliers dans ses premières œuvres profanes, Henry Vaughan (1622-1695), après sa conversion, se veut disciple de Herbert dans Silex scintillans , mais il n’emprunte rien qu’il ne transfigure ou n’estompe dans un monde de brume traversée de rayons de splendeur. Sa poésie est méditation lente et grise, éclairée de pâles lueurs, animée de frissons mystiques. Né au pays des anciens Silures, sous des cieux où la vision est toujours brouillée, il est le poète de la nostalgie et du paradis perdu. Frère d’un philosophe hermétiste, Thomas Vaughan, épris d’alchimie spirituelle, il se sent à la fois appelé à l’ascension vers le monde plus pur des étoiles et relié par une sympathie animiste au monde des pierres et des plantes en sa vie sourde et sa croissance secrète. Seul entre tous les poètes métaphysiques, il a le sens de la durée et de la distance. D’où le regard rétrospectif ou l’attente d’un paradis pressenti qui n’est jamais possession immédiate comme en l’extase de l’amour profane ou sacré. L’enfance seule eut le privilège de discerner dans la clarté divine «l’ombre de l’éternité». Au poète, le songe seul la dévoile lointaine et transcendante, «pur et grand anneau blanc de lumière infinie».Cette lumière de l’éternité tombe d’aplomb sur l’univers sans ombre de Thomas Traherne (1637-1674). Lumière du paradis retrouvé et lumière de la pensée car ce monde existe en l’esprit qui le reflète, et le poète de s’écrier: «Je suis moins dans le monde que le monde n’est en moi!» Or, ce monde est infini, et le vertige de l’illimité, loin de l’effrayer, transporte l’apôtre d’une félicité qui repose sur la conscience simultanée de toutes choses et de tous les temps dans l’éternel présent.Affinités et dissemblancesAffinités et dissemblances se révèlent à travers d’autres formes d’imagination et de pensée. Ainsi chez Donne et chez Herbert, le sens vivant des «doubles natures», de la conjonction nécessaire entre l’âme et le corps, le surnaturel et la nature, le divin et l’humain, oriente l’imagination poétique vers le paradoxe de l’Incarnation, favorise l’interpénétration de l’abstrait et du concret dans le style. Mais à travers les nuances mêmes de l’expression se discerne chez Crashaw et, d’une autre façon, chez Vaughan, une confusion du sensible et du spirituel, tandis que s’affirme diversement chez Marvell et chez Traherne la séparation ou la secrète identité de la sensation et de l’idée. Du point de vue de l’histoire de la pensée, ces poètes devraient se répartir entre les divers courants philosophiques et religieux qui traversent leur époque. L’unité ne se découvre pas même en leur commune attention à la vie intérieure, qui, aux yeux de certains critiques, justifierait le titre de poésie psychologique plutôt que métaphysique. On sait comment l’égocentrisme chez Donne s’élève à la conscience de soi, provoque l’analyse psychologique, conduit à l’ironie envers soi et à l’ambiguïté; comment le désir exaspéré de se connaître ou de se rejoindre dicte l’attitude même du poète envers l’amour, envers la mort, envers Dieu. Un mode de conscience analogue se dessine chez Herbert. Que Crashaw, tout à l’opposé, ne cherche qu’à s’oublier et se perdre dans la contemplation extatique ne saurait surprendre. Mais la conscience de soi chez Vaughan n’est qu’un diffus sentiment de soi qui se projette sur la nature dans un mouvement de sympathie animiste. Fugitive chez Marvell, constante chez Traherne, s’affirme une «conscience de conscience» qui se désintéresse des passions de l’âme et des mouvements du cœur pour devenir contemplation pure de la pensée ou analyse intellectuelle des opérations de l’esprit. Elle trouve son expression purement philosophique dans les œuvres en prose du frère de George Herbert, Edward lord Herbert of Cherbury (1583-1648), penseur rationaliste et poète à ses heures.La méditation introspective de Traherne est poésie métaphysique au sens plein, mais elle reste communication d’une expérience vécue. L’originalité même de la poésie métaphysique anglaise est de n’être jamais exposé philosophique à la manière du De natura rerum ou de certains passages de La Divine Comédie. Le plus souvent elle n’est pas métaphysique en substance et par les idées exprimées, mais elle l’est par le mouvement même de la «pensée pensante» qui se porte toujours vers un horizon métaphysique. À travers une dialectique du particulier et de l’universel, le sentiment individuel, en sa singularité concrète, se projette sur fond de monde, un monde encore suspendu à un principe métaphysique.Cette présentation critique de la poésie métaphysique devrait se compléter d’une étude historique qu’on ne peut même esquisser ici. Les contemporains eurent conscience du phénomène littéraire sous le nom de strong lines , vers denses, difficiles, sacrifiant les harmonies faciles à la plénitude du sens et à la vigueur de l’expression. À l’origine du nouveau style lyrique inauguré par Donne, il faut citer le déclin des conventions romanesques, le réalisme satirique et une veine d’expression masculine (manly ), la recherche de la dissonance, le goût de l’obscurité ou de la difficulté, la vogue du paradoxe et de l’épigramme, la passion de la dialectique, le triomphe du style «sénéquéen», dont l’artifice est recherche du naturel et de l’imprévisible. Mais cette poésie doit son inspiration profonde et sa résonance moderne à une vision du monde et de la condition humaine.Que le drame cosmique de l’astronomie nouvelle dissolve les «correspondances» dans l’univers éclaté de Donne ou que les correspondances anciennes se retissent mystérieusement dans le monde hermétiste de Vaughan, que l’âme cherche refuge contre l’espace et l’effroi dans l’intimité du cœur humain avec Herbert ou qu’elle se dilate joyeusement avec Traherne pour emplir l’infini révélé à l’imagination humaine dans la pluralité des mondes, toujours la conscience politique, au lieu de s’enclore en la contemplation de quelque objet précieux, est ouverte à toute la diversité du réel, à toutes les aventures de l’esprit humain. Traherne est déjà le chantre des nouvelles certitudes.
Encyclopédie Universelle. 2012.